Le génie des Vintages

Inventé par les Anglais au XVIIIème siècle, le vintage appartient à l’aristocratie des portos. C’est un vin civilisé et envoûtant qui conjugue la puissance, l’élégance et la complexité. Exigeant, il naît de la rencontre d’une année exceptionnelle et d’un homme au palais en or. Parfait pour les fêtes et pour passer l’hiver.

« I am a lucky guy » confesse David Bruce Fonseca Guimaraens, profession œnologue et surtout grand maître des assemblages des vintages de Taylor’s, Fonseca et Croft. Chemise de bon faiseur et cravate de soie, le regard bleu intelligent, l’homme rayonne, partageant sa passion du porto avec une bonne humeur et une affabilité non feintes. Aucune suffisance, ce qui l’intéresse ce sont les vins, ressentir les infinies nuances et projeter les mariages qui vont enrichiront les mélanges qui feront naître les plus grands portos. Portugais, David Fonseca ? « Erreur, j’ai un passeport anglais mais au fond je suis beaucoup plus que cela. J’ai des racines américaines, espagnoles, australiennes et bien sûr portugaises. Au fond, je ressemble à un bon assemblage de portos » conclut-il en éclatant de rire. David porte le nom d’une maison de porto fondée en 1822 par Manoel Pedro Guimaraens. Incroyable pérennité, c’est toujours un Guimaraens qui a élaboré les vintages de la maison Fonseca. Aujourd’hui, c’est David qui signe les vintages Fonseca tout comme les Taylor’s et les Croft, réunis avec le temps sous la même bannière. Les grands amateurs lui prêtent un nez et un palais en or. Son Taylor’s 1994 n’est-il pas considéré comme l’un des plus grands vintages de l’histoire du porto ?

La maison Taylor’s raconte une histoire à l’anglaise. En 1692, Job Bearley ouvre une maison de négoce à Porto. Avisé, il devient l’associé privilégié de la Taylor’s Fladgate & Yeatman et impose sa marque 4XX sur les murs des chais de la compagnie. Depuis plus de quatre siècles, la tradition perdure… La maison appartient à la même famille depuis sa création assurant avec une rare longévité le nom et le renom des vins de Porto. Inventé par les Anglais, le porto parle bien évidemment anglais. Une vieille histoire qui remonte au XVIIème siècle, aux guerres perpétuelles entre la France et l’Angleterre. A l’époque, la route des vins de bordeaux est fermée, les négociants britanniques mettent le cap au sud et trouvent à Porto des vins rugueux et robustes qui remplacèrent les vins français. Problème, ces rouges portugais voyageaient mal. Les marchands ont alors pris l’habitude d’ajouter de l’eau-de-vie pour les aguerrir et faciliter leur traversée de l’Atlantique et de la Manche. Les Anglais avaient tapé dans le mille en inventant un nouveau vin qui très vite fit la conquête de Londres et du monde.
Comment s’étonner que la culture british ait susciter les différents styles de porto. Les vins illustrent deux sensibilités bien différentes et contradictoires modulées par le temps. La grande majorité des portos vieillissent dans le bois, des pipes de 550 litres ou des foudres de plusieurs dizaines d’hectolitres. Avec le temps, leur couleur évolue vers l’ambre et le fauve ce qui leur a valu le nom de « tawny », « roux » en anglais. En haut de la pyramide figurent le « vintage », l’aristocrate du Douro. Il symbolise une année vraiment exceptionnelle, trois ou quatre par décennie et apparaît comme la réussite d’un assemblage parfait. Après deux ans de fût, ce vin est mis en bouteille et c’est dans le verre qu’il va tempérer l’impétuosité de sa jeunesse et le conduire vers la maturité.

Des yeux bleus éclairant un visage noueux, un charisme naturel et la densité des hommes du Douro, Antonio Magalhaes confesse une convaincante passion pour le pays de son enfance. Voilà 18 ans qu’il veille sur les vignes des différentes maisons, avouant une passion irréductible pour une terre qu’il semble avoir goûtée tant il en connaît les subtilités. « Les anciens avaient une connaissance empirique incroyable de la vigne raconte-t-il, une vraie sensibilité fondée sur l’expérience. Bien entendu, la science est passée par là mais la tradition est toujours vivante, nous l’avons seulement adaptée. D’abord une évidence, le Douro pratique une agriculture de montagne, une culture de la vigne qui répond à une géométrie dans l’espace. Le terroir ? Bien entendu, il existe avec une constante de schistes verticaux qui favorisent la pousse des racines en profondeur pour trouver une humidité indispensable à la vigne. La mémoire nous a enseigné d’autres paramètres; ainsi la nature des sols n’est pas suffisante pour expliquer le style des vins. Les expositions, les microclimats et le vent apparaissent toujours plus importants que la terre. Regardez la vigne, poursuit-il en accompagnant son propos d’un geste de la main, elle peut regarder les quatre points cardinaux. La différence ? Il existe un écart de 2° entre les parcelles situées au nord et au sud, c’est considérable. Dans le même esprit, en montant de 100 mètres, la température moyenne tombe de 0,6°. Cela signifie que des parcelles situées à 120 et 250 mètres doivent être vendangées en même temps. » Une situation très singulière qui impose une connaissance intime de la vigne.

*« Chaque année au mois d’août, j’ai rendez-vous avec David Fonseca Guimaraens à la Quinta de Parascal de Fonseca pour mettre au point le plan de campagne des vendanges, c’est une véritable stratégie confie Antonio Magalhaes. Il s’agit en effet de renouer avec une tradition, de mélanger les différents cépages en vue de la vinification. Avec les nouvelles plantations en cépage unique, cela impose une gestion des vendanges rigoureuses ». En effet, le vintage se construit autour d’une dizaine de cépages qui ont chacun leur rôle. Deux constituent la colonne vertébrale d’un vintage. Le touriga national est un raisin fantasque, peu productif et difficile à travailler mais il donne du corps, de la structure et de la complexité. Quant au touriga franca, il apporte une couleur profonde associée à un fruit intense. Viennent s’ajouter une demi-douzaine de cépages qui vont assurer la fusion et apporter de la complexité grâce à une vinification millénaire.

Dans le fond d’un vallon, une dégringolade de terrasses occupées par de vieilles vignes, des chemins de pierres usées par le pas des hommes et un maigre ruisseau qui court entre des dalles de schiste. Ce monde minéral d’une dureté orgueilleuse résonne d’ondes positives, il aurait pu séduire les Cisterciens à la recherche de lieux tectoniques. Il symbolise aussi une plongée dans le travail des vignes et l’élaboration du vin. Sur l’un des versant, un vieux bâtiment blanc illustre la plus ancienne méthode de vinification du monde, celle que les Romains ont dû connaître. Les raisins arrivent par le haut du bâtiment où une machine enlève une partie des rafles avant de les presser légèrement. Ils sont ensuite déversés dans les « lagares », des cuves basses dessinées par de larges pierres de granit.

Commence un long travail, les hommes entrent dans les « lagares » pour fouler le raisin au pied. S’enlaçant au niveau des épaules, ils écrasent les baies an rythme épuisant de deux séances de deux heures. Après une nuit de repos, la fermentation a commencé, le chapeau est remonté à la surface. Juchés sur des planches, les ouvriers vont enfoncer les peaux dans le moût, à l’aide de « macacos », des outils de bois. Le troisième jour, le jus est écoulé et « muté » à l’aide d’une eau-de-vie titrant 77°. L’équation est simple : 550 litres de porto sont composés de 440 litres de jus et de 110 litres d’eau-de-vie. L’agression est brutale, l’alcool arrête la fermentation et conserve une partie des sucres dans le vin. Dans le même temps, le marc est pressé et les jus rejoignent d’immenses et vieux foudres qui s’alignent dans un chai obscur et romantique, une vieille bâtisse transfigurée par une charpente sublime. « Cette méthode ne relève pas du folklore insiste David Fonseca. Quelque soit la qualité du millésime, tous les vins de nos quintas sont vinifiés à l’ancienne. C’est une méthode indispensable pour extraire doucement et en profondeur la couleur et les tanins. Au fond rien n’a changé depuis des siècles à l’exception notable de l’eau-de-vie. »

Jusqu’à 1991, c’est l’Institut des Vins de Porto qui fournissait l’eau-de-vie à l’ensemble des vignerons du Douro. « C’était un alcool banal, sans vice mais sans vertu précise David Fonseca. Il entraînait le vintage dans une valse étrange, le vin se fermait très vite après la mise en bouteille, il devenait âpre et rugueux et mettait au moins une quinzaine d’année avant de se révéler. Sentez lance-t-il en passant un verre sous le nez et faites la différence avec l’eau-de-vie que nous avons mis au point avec la maison Lucien Bernard à Bordeaux ». Incroyable, d’un côté, un alcool propre mais neutre et sans éclat, de l’autre une eau-de-vie au nez fin et délicate. Elle rappelle le raisin et pourrait être comparée à un futur cognac sortant de l’alambic. « Cette eau-de-vie a totalement changé l’approche des vintages enchaîne David. Ils sont désormais plus aimables dans leur jeunesse». A la fin des vinifications, les vins nouveaux passent l’hiver dans le Douro. Apaisés par le temps et le froid, ils attendent leur destin. A ce stade, il est impossible de regarder l’avenir, de savoir si les vins seront déclarés « vintages ». Seule exception 2003 où les vins furent jugés « texbook » dès la fin de l’automne. Un mot délicieux qui signifiait qu’ils étaient typiques, parfaits, frisant l’idéal.

L’approche des vintages commence en janvier qui suit la vendange quand les vins arrivent à Vila Nova de Gaia. « C’est la première rencontre, les dégustations ne sont pas formelles, c’est une prise de contact, une première évaluation de la qualité des vins explique David Fonseca. Deux mois plus tard, les analyses se font plus précises et plus pointues. Des notes sont attribuées aux vins et une première sélection se fait en dégageant les « reservas », les portos qui présentent le plus grand potentiel de vieillissement. Petit à petit, nous entrons dans l’intimité des vins, il est possible de travailler ces « reservas », de procéder aux premiers assemblages. Lentement, les choses se mettent en place, la vision se fait plus claire mais il faut patienter pour juger la qualité du millésime. La mission du vintage se doit d’illustrer l’exceptionnel. Une couleur intense et profonde associée à de beaux tanins ne suffit pas. Tout doit être dans le vin : les arômes, la structure, l’élégance, les tanins, la race, le maximum d’expression ». A l’inverse de Bordeaux, le vintage repousse l’idée de terroir pour devenir un parangon de l’assemblage, l’interprète d’un millésime accompli illustrant l’ensemble de la vallée du Douro. Ainsi le vintage classique Taylor’s réunira les vins des quintas de Vargellas, de Terra Feita et de Junco pour marier des tempéraments contraires et aiguiser la complexité. Au fond, le vintage traduit plus qu’une exigence, une éthique. Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre d’apprendre que depuis 1950, Taylor’s n’a déclaré que 18 vintages.

Chaque année, le sort du vintage classique se joue le 23 avril, le jour de la Saint-Georges, un an et demi après la vendange. La déclaration se fera officiellement auprès de l’Institut des Vins de Porto qui entérinera la proposition à condition que la majorité des maisons de négoce fasse la même démarche. Chez Taylor’s, la décision s’accompagne d’une certaine solennité. Elle est l’œuvre d’un comité de dégustation familial qui possède la mémoire de la maison dans la tête et quelques règles inscrites dans le marbre. Deux impératifs s’invitent à la table familiale : éviter la banalisation du vintage et lui conserver un statut de vin extraordinaire. Si d’aventure, le vin n’apparaît pas assez homogène pour être déclarer vintage « classique », il peut changer de statut et devenir « single quinta vintage ». Il portera alors le nom de sa propriété de naissance et affirmera la réussite de l’année. Taylor’s présentera alors Quinta de Vargellas, Fonseca signera Quinta de Panascal et Croft labelisera Quinta de Roeda.

Bien entendu, c’est dans les châteaux et les hôtels particuliers anglais que s’est construit l’art de vivre des vintages. Comment résister au charme absolu du Taylor’s 1977, un vintage de légende ? La couleur s’est dépouillée avec le temps, du rouge profond, elle est passée à un ambre clair ? Le nez illustre une miraculeuse profusion, il attaque sur des notes de figues, de pruneaux et de poivre et après quelques instants révèle des arômes de violette, de prune, de fruits rouges et de tabac blond. L’attaque se fait ample et généreuse, le plaisir s’enrichit d’une incroyable profondeur qui décrit de la rondeur et de la race. L’élégance s’affirme dans l’harmonie et la minéralité et la fin de bouche d’une folle longueur dérive vers la félicité. Le rituel british aux règles immuables a façonné la mesure du plaisir. La bouteille aura été remontée dès le matin et placée en position verticale pour faire tomber le dépôt. Trois heures avant le service, le vin est décanté. Attention, le vintage déteste l’air et les bouchons ne sont jamais remplacés. Les Anglais ont inventé des pinces spéciales pour déboucher les vieux flacons. Il suffit de les porter au rouge et de saisir le goulot de la bouteille qui finit par rompre sous l’effet de la chaleur. Le service du vintage intervient après le dîner entouré d’un étrange rituel, la carafe doit toujours tourner toujours dans le sens des aiguilles d’une montre. Et si votre voisin tarde à passer le flacon, les Anglais ont une phrase code et en principe libératrice : « connaissez-vous l’archevêque de Norwich ? ».
 

LES VINTAGES PASSENT A TABLE
Opulents et baroques, les vintages peuvent se déguster à l’anglaise avec des crackers et du stilton. Les fromages bleus apparaissent comme les meilleurs compagnons des vins lusitaniens. Roquefort, bleu d’Auvergne, bleu de Termignon ou bleu du Quercy, leur puissance et leur onctuosité trouvent un refuge complaisant et lumineux dans la générosité et l’opulence des vintages encore jeunes qui misent sur le fruit. Rencontre magique qui se fait dans l’opposition des saveurs puis dans la naissance d’un troisième goût envoûtant. Les vieux flacons portant des millésimes illustres, des vins qui révèlent la race et la complexité peuvent se boire seuls dans une fin d’après-midi pour un délicat plaisir. Ils peuvent aussi passer à table pour accompagner un foie gras en terrine ou les déclinaisons du gibier à poil. Une terrine de lièvre, un chevreuil à la royale, une daube de marcassin et bien entendu le lièvre à la royale.
 

TAYLOR’S, FONSECACROFT : BON A SAVOIR

  • La Maison : les marques Taylor’s, Fonseca et Croft sont réunies dans une même société « Yeatman Partners » présidée par Adrian Bridge.
  • Appellation : le porto se décline en blanc, tawnies, vintages, late bottled vintages, rubies.
  • Géologie : du schiste à la verticale sur un sous-sol granitique
  • Cépages du porto : touriga nacional, touriga franca, tinta roriz, tinta baroca, tinta amarela, tinta cao, tinta francisca, rufete, alicante bouchet.
  • Densité de plantation : 5000 pieds à l’hectare
  • Temps de cuvaison : 72 heures avant le mutage à l’eau-de-vie.
  • Elevage : en bois pour les « tawnies » qui se déclinent en 10, 20, 30 et 40 ans. Dans le verre pour les vintages après deux ans passés en barriques.
  • Le marché du porto : en 2009, le porto a représenté 9,2 millions de caisses dont 82 870 de vintage. Taylor, Fonseca et Croft représente 19% du marché des vintages.
  • Les années « vintages » : 1955, 1960, 1963, 1966, 1970, 1975, 1977, 1980, 1983, 1985, 1992, 1994, 1997, 2000, 2003, 2005, 2007 ;
  • Les millésimes préférés de David Fonseca Guimarens : « ma référence reste le 1963, un vin exceptionnel. Plus récemment, je retiens le Taylor 1992, le vintage du siècle et j’aime la plénitude du Fonseca 1994 ».
     

OU LES TROUVER ?
Quelques adresses pour acheter les vintages: 7 millésimes de Taylor (de 1976 à 2000), 14 de Fonseca (1977 à 2000), Croft 1960 et 1977.

  • www.anticwine.com : sans aucun doute, le plus grand choix de porto en France
  • www.lavinia.fr : Fonseca 2003, Taylor 2000, Fonseca 2000une très large sélection de Taylor, Fonseca et Croft
  • www.1855.com : Taylor 1985, 1977, 1975, 1960